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Laurence Ray

"Françé" au Théâtre de Grasse et au Forum Jacques Prévert : interview de Lamine Diagne

Le festival Trajectoires se poursuit jusqu'au 8 février dans les Alpes-Maritimes. Le théâtre de Grasse (le 23 janvier) et le Forum Jacques Prévert de Carros (le 31 janvier) accueilleront Françé, une création de Lamine Diagne et Raymond Dikoumé pour la compagnie L'Enelle. Sur scène, les deux hommes entremêlent le passé et le présent, l'intime et l'universel. Les parents de Raymond Dikoumé viennent du Cameroun et le père de Lamine Diagne est sénégalais mais eux sont nés en France. Ils sont comme plein de femmes et d'hommes dont les parents viennent d'ailleurs.


Avec Françé, ils s'emparent de la grande histoire pour l'interroger par le prisme de leurs récits personnels, et invitent, par là même, le public à réfléchir et à se questionner sur son rapport au passé. Comment se définir aujourd'hui, pour les générations à venir, héritières de l'histoire coloniale ? C'est l'une des questions qu'aborde cette performance théâtrale.

Lamine Diagne nous a parlé de la pièce, née de sa rencontre avec Raymond Dikoumé.


Françé Lamine Diagne Raymond Dikoumé

On peut s'interroger sur le titre. Pourquoi avoir choisi de l'écrire ainsi ?


Lamine Diagne : Il y a plusieurs façons d'interpréter le titre. Il pose une question, et chacun, à son échelle, y apporte une réponse. C'est assez intéressant et ça correspond bien à la dynamique du spectacle dans la mesure où on cherche à ouvrir des portes. « Françé » est un néologisme : on s'amuse à se réinventer au travers d'un nouveau terme. Sur le papier, on est Français mais, à plein d'endroits de la société française, on est dans la posture du Noir. On ne peut pas faire comme si de rien n'était. Le Sénégal est français depuis plus longtemps que la Lorraine. On ne lui a pas demandé son accord. La France lui a imposé sa langue, ses lois, son commerce. Françé peut aussi être compris comme un adjectif signifiant qu'on n'a pas eu notre mot à dire.


Comment est née cette pièce ? De votre rencontre avec Raymond Dikoumé ?


Lamine Diagne : Il y a plusieurs années, j'ai travaillé sur Le livre muet, une espèce d'autofiction sur les histoires de familles, sur les choses dont on n'a pas forcément conscience mais qu'on porte en soi. J'ai voulu en savoir plus sur la famille de mon père au Sénégal. Mon grand-père et mon arrière grand-père étaient tirailleurs sénégalais. Cette histoire m'a interpelé. Puis, j'ai travaillé autour de Claude McKay sur un spectacle qui s'appelait KAY !


Lettres à un poète disparu. Ce sont des thématiques qui ont commencé à grandir en moi. J'ai eu envie de les traiter avec un humour un peu grinçant. Le premier titre était « Le temps béni des colonies ». Finalement, au fil de l'écriture avec Raymond Dikoumé, on a purgé la colère et on est entrés dans une démarche davantage introspective. Aussi, on est allés chercher l'histoire là où on pouvait y avoir accès. L'histoire coloniale française racontée par les livres, c'est une chose mais quand on va collecter la parole de nos parents nés sous la colonisation, ça amène une grosse nuance.


Dans la pièce, vous entremêlez l'Histoire et vos histoires personnelles à tous les deux...


Lamine Diagne : Avec Françé, on a eu envie de raconter une partie de l'Histoire au travers de nos histoires personnelles et familiales. On s'est éloignés des revendications et des colères pour faire place à quelque chose qui raconte des histoires et qui convoque des ancêtres. A la fin des représentations, c'est étonnant de voir des gens qui n'ont pas cette particularité d'être entre deux continents et qui se trouvent touchés à des endroits qui font écho à leurs histoires et à leurs secrets de famille.


On a joué au Palais de la Porte Dorée où il y avait une forte communauté camerounaise. Ces spectateurs étaient très reconnaissants qu'on fasse le relais d'histoires qu'eux-mêmes avaient occultées à leurs propres enfants pour ne pas les charger de colère. On a senti que le spectacle levait énormément de verrous un peu inconscients.


Les thématiques que vous abordez sont de plus en plus présentes en littérature. Y a-t-il des œuvres qui vous ont nourris pour l'écriture de la pièce ?


Lamine Diagne : Certains autrices me touchent beaucoup. Je pense à Fatou Diome et Leonora Miano. Récemment, J'ai lu Jacaranda de Gaël Faye. On sent une âme africaine résonner dans ses écrits. C'est magnifique. La parole se libère et elle est prise en en charge par des gens de notre génération. C'est ce qui est beau ! Comme on est entre deux cultures, il n'y a pas de rancune et c'est d'autant plus fort qu'on est éclairés. J'avoue aussi que le livre de Mohamed Mbougar Sarr, La plus secrète mémoire des Hommes (Prix Goncourt 2021) m'a pas mal inspiré sur l'intrigue, avec ce côté mystérieux, magique et sombre.


Vous avez écrit la pièce avec Raymond Dikoumé et vous êtes tous les deux sur scène...


Lamine Diagne : On est deux voisins. Un soir, on décide de descendre à la cave chercher du vin et on s'y retrouve enfermés. La cave, c'est là où tous les secrets ont été entassés. La scénographie est un peu symbolique : on est dans une cave très éclairée avec des cartons plutôt propres et géométriques.


On se retrouve enfermés dans cet espace d'archives et on va trouver des éléments de notre propre histoire dans ces cartons. Il y a aussi des résurgences d'ancêtres. Dans la cave, on perd la notion de temps. Le continuum espace-temps n'est plus respecté. L'inconscient est tout-puissant et des mémoires auxquelles on n'a pas accès resurgissent.


Même si ce que vous racontez est grave et chargé, l' humour est présent dans la pièce. C'était important pour vous ?


Lamine Diagne : On n'est pas là pour se charger des histoires mais pour s'en libérer. On fait partie des familles française où il y a des secrets. Ce serait bien qu'on les déballe ensemble. Une partie de l'Histoire de France n'a pas été racontée mais a été vécue fortement par des pays qui ont connu l'empire français. Notre place dans la société française est liée à cette histoire. Il faut qu'on puisse la transmettre de façon sereine sans se blesser les uns avec les autres.



Françé au Théâtre de Grasse le 23 janvier et au Forum Jacques Prévert de Carros le 31 janvier dans le cadre du festival Trajectoires.

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